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De l’idée à l’essai clinique : un ultra-marathon scientifique

Publié le 2 octobre 2025

Un jalon majeur a été franchi récemment avec le démarrage d’un essai clinique de phase 1 pour une thérapie à petite molécule pour les tumeurs solides, sous octroi à Ipsen. La molécule en question inhibe la protéine RAF, qui fait partie de la voie de signalisation pro-tumorale Ras-MAPK. Cette avancée a été rendue possible par la synergie entre les équipes d’Anne Marinier, directrice de l’Unité de découverte de médicaments de l’IRIC, et de Marc Therrien, directeur de l’Unité de recherche en signalisation intracellulaire et directeur général de l’IRIC.

Retour et explications sur le travail de longue haleine, initié chez la mouche à fruits et s’étalant sur plus de vingt ans, qui a permis d’atteindre la phase clinique :

Quelle a été la prémisse à l’origine de ce projet de recherche?

Marc Therrien (M. T.) : Ce projet trouve son origine dans une découverte que nous avons réalisée vers la fin des années 2000 chez la mouche à fruits drosophile. Nous avons à l’époque élucidé le mécanisme d’activation de l’oncogène RAF, qui repose sur la dimérisation, soit la formation d’une paire entre deux protéines RAF. Cette avancée nous a naturellement conduits à envisager le développement d’inhibiteurs qui bloqueraient ce processus. Toutefois, cette approche s’est révélée beaucoup plus complexe que prévu et a constitué un défi majeur au cours des 15 dernières années!

Quels ont été les grands jalons ayant mené au début d’un essai clinique de phase 1 pour votre molécule thérapeutique?

M. T. : Différents financements, obtenus notamment du gouvernement fédéral (via les Instituts de recherche en santé du Canada, IRSC) et de la Société canadienne du cancer (SCC), ont été déterminants pour le lancement du projet. Cette phase initiale a conduit au développement de biosenseurs capables de suivre de manière simple et fiable la dimérisation de RAF en cellules, établissant ainsi une preuve de concept pour l’identification de composés inhibiteurs de cette dimérisation.

Nous avons ensuite établi une collaboration stratégique de cinq ans (2012–2017) entre notre équipe, un partenaire pharmaceutique et l’Unité de découverte de médicaments de l’IRIC grâce au soutien financier d’IRICoR. Cette collaboration a abouti à une première molécule capable, avec certaines limites, de bloquer l’activation de RAF.

C’est pendant la période 2017-2020 que nous avons développé une nouvelle série de molécules, plus stables et plus diversifiées, présentant un véritable potentiel en tant que têtes de série, c’est-à-dire des composés dont l’optimisation peut mener à de nouveaux médicaments. Nous avons aussi démontré pour la première fois que nos molécules avaient une efficacité in vivo chez la souris. Ces étapes n’auraient pas été franchies sans le soutien de la SCC et des contributions philanthropiques.

En 2020, grâce à IRICoR, un nouveau partenaire industriel a été identifié : la compagnie Ipsen, avec laquelle nous avons signé un partenariat de deux ans pour optimiser notre série de composés en vue de générer un candidat clinique. Ce partenariat a mobilisé les efforts conjoints des chimistes de l’Unité de découverte de médicaments, dirigés par Pierre Beaulieu, et des biologistes de mon laboratoire, sous la direction d’Hugo Lavoie. À l’issue de cette collaboration, une molécule candidate a été sélectionnée, menant à la signature d’un contrat de licence avec Ipsen au début de l’année 2023.

Enfin, grâce à des études précliniques menées en 2023-2024 avec Ipsen, ce dernier a obtenu l’autorisation de la FDA (Food and Drug Administration; l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux) pour initier un essai clinique de phase 1 chez des patientes et patients atteints de tumeurs solides. Cet essai clinique a débuté en mars 2025 dans un premier centre hospitalier aux États-Unis, et s’étendra prochainement à d’autres sites aux États-Unis et en Europe.

Quelle a été la contribution de l’équipe d’Anne Marinier à l’Unité de découverte de médicaments de l’IRIC?

M.T. : La participation de l’équipe d’Anne Marinier a été tout simplement déterminante. En effet, lorsqu’il s’agit de transformer une hypothèse biologique en entités chimiques thérapeutiques, l’expertise en chimie médicinale est indispensable : concevoir, synthétiser et optimiser des molécules est un savoir-faire que seuls des chimistes aguerris peuvent apporter. La présence d’une sous-équipe de chimistes computationnels à l’Unité de découverte de médicaments, qui soutiennent la conception des molécules (CADD : computer-aided drug design) par des techniques d’arrimage, d’expériences de dynamique moléculaire et d’apprentissage machine, a aussi été essentielle pour guider les chimistes et accélérer l’optimisation des molécules. De notre côté, les biologistes ont développé et effectué l’ensemble des essais biochimiques, cellulaires et in vivo nécessaires pour mesurer l’inhibition de RAF se reflétant par l’atténuation de la voie RAS-MAPK et une efficacité antitumorale. Ces données ont orienté en temps réel les choix de modifications structurales proposées par les chimistes. L’Unité de découverte de médicaments confère à l’IRIC un avantage unique au sein du paysage universitaire canadien : elle rend possible une transition fluide entre la découverte académique et le développement de solutions thérapeutiques concrètes. Elle est bien plus qu’un pôle de recherche appliquée; elle est un moteur d’innovation, un levier de développement économique, et un pilier identitaire de l’IRIC.

À quel moment du développement, le réel potentiel de cette molécule a été constaté?

Anne Marinier (A. M.) : En découverte du médicament, les molécules synthétisées sont testées et caractérisées selon une séquence très précise d’essais biologiques, appelée « arbre d’évaluation ». Un bon candidat progresse dans cet arbre d’évaluation en répondant aux critères d’activité et de propriétés préalablement définis. Pour l’équipe de chimie médicinale, on commence à croire au potentiel d’une molécule lorsqu’elle satisfait à une grande majorité de ces critères et plus précisément lorsque sa puissance et ses propriétés pharmacocinétiques permettent de l’évaluer dans un modèle d’efficacité à une dose jugée acceptable. C’est cette étude d’efficacité in vivo qui permet de confirmer si la molécule possède un véritable potentiel thérapeutique. Dans le cas de notre molécule candidate, les premières études d’efficacité ayant démontré une inhibition de la croissance tumorale ont été réalisées 7 mois après sa première synthèse. C’est à ce moment que l’équipe a commencé à nourrir de réels espoirs.

Quelle est la quantité de travail nécessaire pour mettre au point et perfectionner une telle molécule?

A. M. : Le développement d’un médicament est un travail titanesque et de longue haleine qui repose sur la collaboration de nombreuses équipes aux expertises complémentaires. Au-delà des étapes essentielles de recherche fondamentale, les premières phases de la découverte d’un médicament incluent entre autres la recherche de matière chimique bioactive, ce qui mobilise généralement une petite équipe de 5 à 6 chimistes et biologistes. Dans le cas du projet RAF, cette étape initiale a nécessité la synthèse et l’évaluation biologique de plus de 900 nouvelles molécules avant de parvenir à identifier la famille chimique de notre molécule candidate. L’étape suivante, soit l’optimisation de cette série pour concevoir et identifier un candidat répondant à tous les critères d’un médicament, incluant une efficacité thérapeutique démontrée in vivo, a exigé l’étude de plus de 950 nouvelles molécules additionnelles. Ce travail colossal a impliqué l’engagement de plus d’une vingtaine de chercheurs, agents de recherche, experts en propriété intellectuelle, employés de compagnies de service scientifiques externes et bien d’autres.

Concrètement, en quoi les propriétés de cette molécule génèrent-elles de l’espoir pour les personnes atteintes de cancer?

A.M. : Tout d’abord, notre molécule candidate module l’activité biologique d’une cible thérapeutique déjà bien établie comme oncogène dans plusieurs types de cancer. Elle a donc le potentiel d’être efficace dans un large éventail de cancers. Alors que les traitements existants ont démontré un bénéfice clinique, notre approche repose sur un mécanisme d’action novateur (ou inédit) visant à renforcer l’effet thérapeutique tout en réduisant les effets indésirables. Grâce à cette stratégie différenciée, nous espérons offrir aux patients une option plus efficace et mieux tolérée.

Quel serait votre souhait à plus ou moins court terme concernant cette molécule thérapeutique?

M.T. : Mon souhait le plus cher est que cette molécule puisse, un jour, contribuer à sauver des vies. La mission fondamentale de l’IRIC est de faire une réelle différence dans la lutte contre le cancer. Si les essais cliniques en cours s’avèrent concluants et mènent à la mise en marché d’un médicament efficace, prescrit aux patientes et patients pour améliorer leur espérance et leur qualité de vie, nous pourrons alors affirmer, avec fierté : mission accomplie! Au-delà de l’impact clinique, un tel succès aurait aussi des retombées importantes sur le plan institutionnel, tant en termes de notoriété que de retours financiers, pour l’IRIC et l’Université de Montréal.

Aujourd’hui, quel est votre sentiment face à cette réalisation exceptionnelle?

A. M. : J’aimerais d’abord que notre communauté universitaire de l’UdeM prenne la pleine mesure de cet exploit accompli en milieu académique, avec des fonds extrêmement limités, sans commune mesure avec les budgets de l’industrie pharmaceutique. J’aimerais qu’elle soit fière de la profondeur de la recherche fondamentale menée par ses chercheuses et chercheurs et de la qualité de la recherche translationnelle qui est développée sur ses campus, notamment à l’IRIC, qui ont permis d’en arriver à ce jalon. Je souhaite également que l’écosystème québécois des sciences de la vie reconnaisse le potentiel et l’expertise que nous avons su préserver, malgré les départs de plusieurs centres de recherche pharmaceutique; qu’il fasse confiance et investisse dans les initiatives et entreprises d’ici. Enfin, même si cette molécule, conçue de toutes pièces par les chercheuses et chercheurs de l’IRIC, est aujourd’hui en essai clinique de phase 1, il lui reste encore plusieurs étapes à franchir. Je souhaite de tout mon cœur qu’elle parvienne à faire une réelle différence dans la vie des patientes et patients atteints de cancer, le rêve de tous et toutes, ici à l’IRIC.

M. T. : Tout comme Anne, je ressens une grande fierté et une profonde gratitude envers toutes les équipes qui ont contribué à cette avancée. C’est un accomplissement collectif remarquable, fruit de nombreuses années de travail acharné, de persévérance et de collaboration interdisciplinaire. Je suis confiant pour la suite, mais aussi réaliste. Le développement d’un médicament est comparable à un sport extrême : c’est un parcours long, imprévisible, et semé d’embûches. Chaque obstacle sur la route doit être surmonté avec rigueur et résilience. Je suis animé par la conviction profonde qu’un jour, grâce à la science, à l’ingéniosité des gens impliqués et à la force du travail d’équipe, nous franchirons la ligne d’arrivée. Et, au bout du chemin, un véritable médicament contre le cancer changera la vie des patientes et patients.